vendredi 1 novembre 2013

Amicie Lebaudy. 2 : Le Groupe des Maisons ouvrières






Une femme tend un rameau d'olivier à une famille ouvrière. Sculpture de Camille Garnier. 1907. Porche du 63, rue de l'Amiral Roussin,
XVe ardt.



Où l'habitation à loyer modérée conçue par les philanthropes, qui permet de sortir les pauvres intéressants des taudis où ils s'entassent, se révèle être aussi une machine destinée à former l'ouvrier aux mœurs de la bourgeoisie, à l'éloigner de l'estaminet, à lui faire soigner son intérieur et à se tenir propre, et où l'on rappelle d'où provient l'argent de ces bonnes œuvres




On croit généralement qu'il suffit de donner à une famille des locaux propres, hygiéniques et gais, pour qu'aussitôt les habitudes de désordre disparaissent, et que le but désiré soit atteint. Il n'en est malheureusement pas ainsi. A cette famille, transplantée d'un milieu malsain dans un immeuble confortable, en contact même avec une majorité de locataires soigneux, une acclimatation longue et progressive est nécessaire. Les mauvaises habitudes se perdent lentement.

Fondation Groupe des Maisons Ouvrières, Ses immeubles en 1908, Immeuble avenue Daumesnil, 1909

Mon intention, en construisant des habitations, n'a pas été seulement de procurer des logements hygiéniques aux travailleurs parisiens, mais de les habituer à l'ordre, à la propreté, à la discipline, au respect d'eux-mêmes, en un mot, de les moraliser : c'est là, par l'élimination des éléments mauvais, mon véritable but.

Amicie Lebaudy. Lettre du 11 octobre 1908

Mme Jules Lebaudy n'admettait pas que le loyer bon marché pût devenir gratuit. Elle exigeait que les travailleurs payassent leur loyer., sans jamais se soustraire à cette obligation. Construisez, me disait-elle, des habitations à bon marché mais dans aucun cas, n'accordez la gratuité du logement. Nous devons aide et protection à l'ouvrier mais non lui faire l'aumône que je considère comme humiliante et dégradante pour ceux qui peuvent travailler

Témoignage d'Eugène Hatton





La question de l'habitation ouvrière est encore toute récente et n'a reçu jusqu'à présent que des solutions incomplètes ; et cependant, elle est destinée à jouer un rôle important dans l'évolution sociale, imprécise encore aujourd'hui, mais qui promet au travailleur une plus grande somme de bien-être.

Le courant qui pousse l'ouvrier vers la ville, qui groupe les usines dans la banlieue immédiate, est loin de diminuer ; et nous devons nous résigner à voir la population se condenser encore, s'étouffer en quelques points, tandis que le reste du territoire se dépeuple.

Les municipalités ont généralement compris les devoirs que leur impose cette immigration ; et, par des adductions d'eau potable, par des canalisations d’égouts, par de larges percées amenant l'air et le soleil, par une organisation préventive contre les épidémies, elles ont rendu possibles ces agglomérations d'hommes sur un espace trop étroit sans que la santé générale ait à en souffrir.

Mais l'hygiène de l'habitation n'a pas suivi les progrès de l'hygiène urbaine ; l'élévation du prix des loyers a fait utiliser comme logements ouvriers, et sans que les pouvoirs publics aient pu intervenir, des locaux qui devraient être réservés à la pioche du démolisseur ; ainsi le règlement sanitaire tout récent de la Ville de Paris prévoit et accepte pour l'habitation de jour et de nuit des pièces ne prenant jour ni air sur une rue ou sur une cour.

Dans de telles conditions, l'ouvrier n'a pas de chez lui ; il s'attarde de plus en plus au cabaret dont le luxe va sans cesse croissant. Mal nourri, miné par l'alcoolisme, ruiné par le cabaret, il ne tarde pas à contracter dans le taudis où il passe la nuit la tuberculose qui le guette et enlève chaque année 100 000 Français à la Patrie.

L'idéal serait que chaque ménage ouvrier ait son habitation distincte entourée d'un petit jardin, et qu'il en devienne propriétaire au bout d'un certain nombre d'années de location. Mais cet idéal n'est pas possible aux abords de la grande ville où le prix du terrain est trop cher, et nous devons nous contenter de solutions médiocres, mais immédiatement réalisables.

Un certain nombre de philanthropes ont montré à grand renfort d'argent que l'on pourrait construire des habitations et des cités ouvrières hygiéniques et confortables ; mais pour que de telles pratiques se généralisent, il faut que ces constructions soient rémunératrices.

(...)

Mais le principal mérite de M. Provensal est d'avoir tiré le meilleur parti au point de vue de l'hygiène de terrains défectueux. Il établit d'abord le droit que possède chaque logement à l'air et à la lumière. On doit donc abandonner notre antique conception de la maison en bordure de la rue, quelle que soit l'orientation de celle-ci, avec des courettes constituant de véritables puits, sans soleil ni ventilation. Il préconise une façade avec des cours en retrait, telle que chaque fenêtre utilise le plus possible des rayons solaires. Une telle disposition, offrant une surface plus grande à l'air extérieur, entraîne pour les logements des variations de température considérables que l'auteur combat par un choix judicieux des matériaux, par la paroi creuse qu'il établit dans ses murs extérieurs, enfin par un système ingénieux de chauffage commun avec pression d'air chaud.

Mais que de détails doivent être étudiés pour donner aux ouvriers le maximum de confort et leur économiser un temps trop parcimonieusement distribué ; tels sont : la décoration et l'imperméabilisation des murs et planchers, les étuves pour maintenir chauds les aliments, l'aménagement d'un certain nombre de services communs : buanderies, salles de bains, crèches, etc.

Souhaitons que l'ouvrage de M. Provensal pousse les capitalistes à construire des maisons ouvrières hygiéniques et dignes d'un grand pays qui comprend que chacun a droit au bien-être et à la vie de famille.

Enfin, pour que l'œuvre donne son plein résultat, il faudrait inspirer à l'ouvrier le respect de son logement ; mais ici, ce n'est plus l'architecte, ce n'est plus l'hygiéniste qui peuvent intervenir ; c'est le rôle de l'instituteur, et surtout de l'institutrice, qui doivent enseigner à leurs élèves qu'un logement n'est sain que s'il est propre, et ne retiendra l'ouvrier que s'il est gai et bien entretenu.


Dr M. Hanriot,
de l'Académie de Médecine.

L'Habitation salubre et à bon marché / Henry Provensal, architecte de la Fondation Rothschild, 1908




Une femme tend un mouchoir (?) à des membres de la classe ouvrière. 1913. Entrée principale du 12, rue de Cronstadt, XVe ardt.




A PROPOS DES GARNIS DE "PARIS QUI DORT"

Il y a certes dans tous ces logis bizarres bien des êtres viciés, de mauvais garnements, des escarpes et des voleurs ; mais, à côté de tous ceux-ci, combien n'y a-t-il pas de malheureux ouvriers sans travail, d'infortunés, de déclassés. Il y a là aussi des gens qui sont tombés d'échelon en échelon dans cette boue et qui n'ont pas perdu la notion du sens du bien. Ils ne demanderaient pas mieux que de se relever, ceux là, et ils sortiraient de ce bourbier, si une perche leur était tendue. Voilà pourquoi il faut multiplier les asiles de nuit, qui, abritant ces malheureux, les enlèveront à ces garnis, à ce milieu vicieux où ils se corrompent forcément, tant il est vrai qu'il n'y a qu'un pas de la misère au vice et au crime.
(...)
Pour notre part, nous nous rappelons avoir visité, il y a seulement quelques années, à Rouen et au Havre, des maisons humides, malsaines, aux murs gluants. Les hommes du port se trouvaient là-dedans un gîte pour la nuit ; ils s'entassaient presque les uns sur les autres dans des chambres étroites et malsaines. De temps à autres, une femme y venait, amenée par un des hôtes du logis ; il se passait alors des scènes que notre plume se refuse à décrire. Les sens de ces hommes sont encore plus affamés que leurs ventres et la malheureuse, venue là pour gagner un morceau de pain, en sort après avoir passé dans les bras de tous ces mâles en rut. (...) Démolissons donc tous ces foyers affreux du vice qui sèment au milieu du peuple la démoralisation et la maladie.
(...)
Il y existe une promiscuité dont on ne peut se faire idée ; car, souvent, dans un espace fort restreint, logent six ou sept personnes, les parents et les enfants occupent le même lit ; certains locataires --remarquez que c'est un témoin oculaire qui nous le dit-- ne retrouvant plus leur chambre dans ces maisons sans gaz et parfois sans rampe aux escaliers, se contentent parfaitement du premier logement venu où, trop souvent, on consent à les recevoir ; c'est l'adultère à titre permanent. Cette situation est en contradiction flagrante avec les lois élémentaires de la morale.

Les habitations à bon marché en France et à l'étranger / Charles Lucas et Will Darvillé, Paris, 1913




Une femme élégante tend un mouchoir (?) à une famille ouvrière. Sculpture de Camille Garnier, 1905. Porche de la réalisation du 5, rue Ernest Lefèvre, XXe ardt. La photographie a été montée pour rapprocher les protagonistes.




La société civile "Groupe des Maisons ouvrières", a édifié, en 1905, le groupe de la rue Lefèvre, construit par M. Labussière, architecte. Cette maison a été étudiée avec un soin digne de tous les éloges ; tout ce qu'il était possible de faire pour réaliser un suffisant bien-être confinant au confortable, malgré la modicité des prix, pour assurer l'assainissement, pour égayer les vues, a été obtenu à force d'études judicieuses.

Les habitations à bon marché en France et à l'étranger / Charles Lucas et Will Darvillé, Paris, 1913



Les logements ouvriers des ensembles Lefèvre et Daumesnil bénéficient d'une salle à manger avec cuisine "toute équipée", ce qui est une nouveauté, alors que les logements pour employés possédent une salle à manger séparée, pièce "bourgeoise" destinée à la réception. Tout est pensé pour favoriser l'hygiène et habituer une population venant de taudis ou de logements malsains à la propreté. Alors que les normes minimales imposée aux habitations à bon marché les rendent souvent plus confortables que bien des habitations "bourgeoises", des organisations comme le GMO renchérissent, lorsque celà est possible, en fournissant l'eau (froide) courante ou les wc dans les logements.




Dans un des logements qu'il nous a été donné de visiter, nous avons remarqué la famille d'un brave ouvrier, qui travaillait dans sa cuisine à remettre lui-même en état les chaussures de ses neuf enfants. La femme était au lavoir. La table était dressée, avec ses onze couverts, dans la salle à manger. Le rata sentait bon et la nappe était bien blanche. Les plus petits grouillaient autour du visiteur et leur mine était florissante. Le locataire prit le plus jeune et, nous le montrant avec fierté, nous dit : " Celui-ci était malade, quand nous sommes venus ici ; le grand air de la maison, le soleil qui entre partout et les promenades dans le jardin lui ont rendu la santé. » Voilà le plus grand éloge qui puisse être fait au riche capitaliste qui place aussi bien son argent, et à l'architecte qui, en construisant des maisons comme celle-ci, permet au fondateur de l’œuvre de faire une œuvre aussi utile et aussi grande.

Georges Risler avait raison de dire, dans son rapport, parlant des grandes fondations comme celle de la princesse de Polignac : « elles poursuivent constamment leur marche ascendante, et leur action bienfaisante ne cesse de s'accroître ; elles tentent des expériences de large envergure, que, seules, elles peuvent risquer et qui sont utiles à tous. Que d'écueils, que de faux pas elles peuvent éviter aux sociétés, en leur indiquant à l'avance, avec exemples à l'appui, les résultats probables de telle nouvelle expérience. » C'est sur cette constatation et sur ces conseils que nous devons nous arrêter.


Will Darvillé, in La construction moderne, 2 septembre 1911



Rue Ernest Lefèvre, XXe ardt. Dans les réalisations du GMO, on opte pour la multiplication des cages d'escaliers, solution coûteuse destinée à éviter la promiscuité et les disputes entre voisins. On multiplie les chambres pour séparer filles et garçons. De même, les pièces pour célibataires femmes sont situées dans un autre corps de bâtiment que celles destinées aux célibataires hommes. Concierges et gardiens assurent une surveillance pointilleuse des moeurs et du comportement. Il s'agit de favoriser la vie de famille, d'éviter que les hommes ne passent leur temps libre au café et d'empêcher les naissances hors mariage. L'aération et l'ensoleillement sont des préoccupations essentielles, et l'apparition d'une maladie infectieuse entraîne des désinfections systématiques.



L'immeuble en question [rue Ernest Lefèvre], de fort belle allure et agrémenté d'une note d'art trop souvent absente en pareilles constructions, marque une étape importante dans ce genre d'habitations : il comprend cent soixante-quinze logements composés de entrée, water-closet, cuisine-salle à manger, et une, deux ou trois chambres à coucher et loués à des prix extraordinaires de bon marché, malgré les heureuses installations hygiéniques et le confortable de ces logements.
Une grande cour centrale, de vastes proportions, avec massifs de verdure et jet d'eau, agrémente encore l'immeuble où l'air, la lumière et par suite l'hygiène et la gaieté sont répandus à profusion.

Charles Lucas, in La Construction Moderne, 1er avril 1905


Les "notes d'art" sont une nouveauté des réalisations des GMO, puis des immeubles des autres associations philanthropiques (Fondation Rothschild, Fondation Singer Polignac, etc). La façade, qui ne doit pas désigner l'immeuble à bon marché, imite la structure de l'immeuble haussmannien, avec ses étages nobles et ses décorations.  Le but est aussi de former le goût du locataire, de le rendre fier de son logement et de l'inciter à en prendre soin.


Rue Ernest Lefèvre, XXe ardt. 1905. Non seulement les façades sont décorées, mais cette décoration suit les modes architecturales.



Répondre à toutes les exigences de l'hygiène et du confort moderne, en donnant à nos locataires air et lumière à profusion, sans, pour cela, rien enlever à l'esthétique. Cette préoccupation de l'hygiène ne nous a rien fait sacrifier à l'élégance. Nous pensons que pour attacher l'homme, quel qu'il soit et quelle que soit son origine, à son foyer, il ne suffit pas que le domicile soit sain et confortable ; il faut encore qu'il soit aimable et riant et que l'occupant s'y plaise mieux que partout ailleurs.

Fondation Groupe des Maisons Ouvrières, Ses immeubles en 1908, Immeuble avenue Daumesnil, 1909





Rue Ernest Lefèvre, XXe ardt. 1905.




rue d'Annam, XXe ardt. 1913. Le porche du grand ensemble de la rue d'Annam abandonne la sobriété décorative. Ses mosaïques colorées lui donnent même un aspect luxueux. En plus du concierge, on emploie dans les immeubles des GMO un gardien de nuit et un employé chargé de la surveillance et de l'entretien d'équipements comme les lavoirs ou les salles de bains-douches.




A propos de l'immeuble de la rue de l'Amiral Roussin :

En raison des diversités d'occupations des locataires, le guichet d'entrée devant être ouvert un grand nombre de fois pendant la nuit rendait impossible le sommeil du concierge. La nécessité d'un veilleur de nuit s'imposait. On lui a réservé un emplacement convenable, tel qu'il puisse surveiller facilement l'entrée d'un locataire et le suivre jusqu'au moment où il pénètre dans son escalier. Ce veilleur prend son service à dix heures du soir pour être relevé par le gardien chef de son service à six heures du matin. Le concierge principal a comme logement une cuisine d'où il peut voir la cour et le passage d'entrée, deux chambres sur rue, un water-closet et un débarras. Le deuxième concierge est logé au fond de la cour, près du lavoir, dont il est plus spécialement chargé.

La Construction moderne, 18 avril 1908



Le Groupe des Maisons ouvrière signe de son monogramme la décoration du porche. Rue d'Annam, XXe ardt.




Porche de l'hôtel pour célibataires du 94, rue de Charonne, XIe ardt. Sculpteur, Camille Garnier. L'allégorie de Mme Lebaudy présente de nouveau un mouchoir à une famille d'ouvriers. Cette symbolique (mystérieuse pour le sens du mouchoir, sauf à y voir  une injonction plutôt désagréable) est assez mal venue sur cet hôtel qui ne s'adressait qu'aux hommes célibataires, clientèle privilégiée des immondes "garnis", avant d'être réservé aux femmes célibataires après sa vente à l'Armée du salut.



Des salles communes et des bibliothèques sont proposées dans plusieurs réalisations. De gros moyens sont mis en oeuvre pour inciter les habitants à demeurer dans l'immeuble au lieu de se livrer à la sociabilité extérieure (cages d'escaliers, cours, rues, et surtout cafés) chère aux classes populaires. Un bibliothécaire est même employé avenue Daumesnil. Le peu de succès de ces tentatives conduira à transformer ces pièces en logements.



SALLE DE LECTURE, FUMOIR

Sans qu'il soit nécessaire d'insister beaucoup sur l'utilité morale d'une salle de réunion confortable dans l'immeuble même, on comprend aisément que le surcroît de dépense qui en résulte pour la société immobilière est compensé par des avantages de diverses natures. Après examen des diverses solutions possibles, on a décidé, dans le cas actuel, que cette réalisation se ferait d'après les principes suivants : Un local, convenablement aménagé, sera mis à la disposition des locataires tous les soirs, de huit a dix heures, ainsi que de deux heures à sept heures de l'après-midi, les dimanches et fêtes : les locataires y trouveront des livres et des jeux.
Pour ne pas écarter les fumeurs, un local spécial devra leur être destiné ; pour qu'ils ne soient pas tentés de se rendre au cabaret, on distribue des boissons, thé, café, lait.
Afin d'assurer à ces réunions le caractère de bonne tenue qu'elles doivent avoir, ce qui fera en grande partie leur succès, on a admis que ce serait la Fondation elle-même qui recevrait chez elle ses locataires et que, par suite, elle serait représentée à ces réunions par une personne dont le rôle ne serait autre que de maintenir chez ses invités le respect réciproque qu'ils doivent avoir pour eux-mêmes comme pour l'hôte qui les reçoit. On a donc choisi, pour cette salle commune, le plus beau local de l'immeuble, ayant vue à la fois sur la rue, le passage, l'entrée et la grande cour.
Une première grande pièce sert de salle de lecture, garnie de tables, chaises et bibliothèques; grande cheminée, dont la pendule actionne aussi les deux horloges de la cour. Dans le fumoir, banquettes, chaises et petites tables pour que les groupements puissent se faire. Ces deux pièces sont séparées par une grande baie vitrée amovible, permettant d'utiliser au besoin leur ensemble pour de petites fêtes.
Le représentant de la Fondation a une table spéciale pour lui.

La Construction moderne, 18 avril 1908






Lavoirs, rue de l'amiral Roussin. Des lavoirs et des bains douches sont proposés. On établit des statistiques de l'utilisation de ces équipements et on les adapte peu à peu aux habitudes de la population. En modifiant les emplacements, en diminuant les prix, puis en intégrant ces services aux loyers, on parviendra peu à peu à atteindre des niveaux d'hygiène satisfaisants. Ces habitations se révèlent vraiment comme des machines destinées à conditionner le comportement des habitants pour les rapprocher des normes des classes plus aisées.


Les immeubles de la rue de la Saïda, XVe ardt, (1914-1917) étaient destinés aux familles nombreuses venant de taudis. Leur structure est très différente des réalisations précédentes construites autour d'une vaste cour et l'on y remarque l'usage non dissimulé du béton armé. Les escaliers extérieurs favorisent l'aération et évitent toujours la promiscuité des paliers. Ici, comme avec la tour élevée dans l'ensemble de la rue Boyer, la mise aux normes actuelles, en assurant le confort moderne et les économies d'énergie, détruit l'esthétique voulue par les architectes.



Porche de l'avenue Daumesnil. 



Il ne semble pas inutile de rappeler que l'argent utilisé par Mme Jules Lebaudy provenait uniquement de ses revenus, et que l'essentiel de ces revenus était produit par la raffinerie de sucre Lebaudy. Cette raffinerie qui générait des bénéfices considérables employait des ouvriers et des ouvrières payés une misère. La journaliste Séverine, disciple de Jules Vallès, a plusieurs fois suivi des grèves menées par celles qu'on appelait les "casseuses de sucre".
La construction des immeubles des fondations philanthropiques et des premiers HBM se déroule dans une période d'intense agitation sociale. Il y eut en 1906 1300 grèves et 438500 grèvistes.
Dans ce contexte, la philanthropie ne servait pas uniquement les intérêts des ouvriers.



Une entrée de la raffinerie Lebaudy, rue de Flandre, XIXe ardt.



LES CASSEUSES DE SUCRE

Tout d'abord, le terme est impropre, ce n'est pas « casseuse » qu'il faudrait dire, mais « rangeuse, » car la tâche consiste à étager, dans des cartons ou des caisses, le sucre coupé en morceaux plus ou moins forts, selon le numéro. Ainsi, le sucre des cafés est du 50, tandis que le bis, équarri en cube, est réservé spécialement à l'usage du Midi. Seul, le déchet, poudre et éclats, se vend au poids, ne s'aligne point.
Seulement, ce mot de casseuse est justifié par ceci que l'établi auquel elles travaillent s'appelle « cassoir, » le pain y arrivant entier pour y être débité. Il passe d'abord à côté, par les mains du « scieur », qui le coupe perpendiculairement, absolument comme un radis noir, en rondelles plus ou moins épaisses, suivant la longueur du morceau destiné à la consommation. Ces tranches sont alors placées dans la « lingoteuse » sise à l'une des extrémités, à la tête du cassoir, et qui, ainsi que son nom l'indique, sépare chacune en huit bandes, en huit lingots. Les « bagues », c'est-à-dire les hachoirs de la lingoteuse, sont également plus ou moins rapprochées selon le numéro du sucre.
Ici intervient l'action de l'ouvrière. La « tireuse » enlève les lingots de l'appareil la " pousseuse » les installe en rangées sur la partie du cassoir située entre la lingoteuse et l'espèce de mâchoire, de guillotine double, couteau en l'air, couteau en bas, qui, au passage, va détailler les lingots en morceaux. Au delà sont les « rangeuses ».
Car tout ceci est mobile ; une chaîne passant par-dessus une roue, comme les courroies de transmission, pousse sans cesse le travail, de la machine aux femmes, ne laissant à celles-ci pas une minute de trêve. Afin de comprendre ce qu'est le cassoir, il faut imaginer une grande table très longue, large d'un mètre environ, et rayée parallèlement, comme une portée de musique en relief pour aveugles. C'est entre ces rails que le sucre va défiler lingot au delà des couteaux, morceaux en deçà – que les six rangeuses, d'un mouvement continu, incessant, mécanique lui aussi, saisissent une file, se retournent, la déposent dans la caisse ou le carton placé derrière elles sur une sorte de banquette de bois ; voltent, recommencent encore, toujours, éternellement, de sept heures du matin à six heures du soir, sans jamais s'arrêter, sans jamais se reposer, sans jamais s'asseoir, sauf dix minutes pour la collation et une heure pour le déjeuner.
Par exemple, elles circulent. Quand leur botte est remplie, il la faut porter aux bascules, situées, chez M. Sommier par exempte, à vingt ou vingt-cinq mètres de là. La moyenne quotidienne des voyages est de quarante. Des femmes enceintes, des fillettes portent jusque mille kilos. Beaucoup sont blessées les plus robustes perdent environ deux ou trois jours par quinzaine, par suite de malaises, exténuées, fourbues, les flancs endoloris, atteintes dans leur maternité ou leur puberté.
Je ne parle là que de l'effort, car il faut lire, comme je viens de le faire, dans les bouquins médicaux, pour savoir quelles maladies sont inhérentes à ce funeste état. Elles n'ont plus d'ongles, elles n'ont plus de dents: les uns usés jusqu'à la chair par le maniement du sucre ; les autres écaillées, perdues, effritées par les poussières qui s'en dégagent – ces poussières qui leur brillent les paupières, le gosier ; qui leur éraillent la voix ; déterminent les gastrites, la tuberculose la souffrance toujours, la mort bientôt !
Ce qu'elles gagnent? Elles gagnaient 60 centimes par 100 kilos, c'est-à-dire, quel que fût le courage, de 3 fr. 25 à 4 fr. par jour. On est venu leur dire, il y a presque une quinzaine « Vous n'aurez plus que 50 centimes par 100 kilos. La concurrence est trop forte c'est à prendre ou à laisser. »
Elles ont laissé ; elles sont parties, préférant crever tout à fait de faim, et vite, que d'en lentement mourir. Car cela les réduisait de dix sous par jour et vous rendez-vous compte de ce que c'est que dix sous, par jour, dans un ménage ouvrier?
Elles ont essayé de la grève générale. Les ouvrières des maisons Lebaudy, Lucas, François, ont d'abord suivi le mouvement parti de la raffinerie Sommier. Puis elles se sont lassées. sont rentrées. Seuls, même, les travailleurs, hommes et femmes, de chez Lucas, sacrifient 15 centimes par jour pour venir en aide aux grévistes de chez Sommier. Mais ils sont moins de vingt et les grévistes plus de cent quarante ! Quelques secours sont venus, de droite, de gauche, envoyés par.la solidarité plébéienne ou la compassion de braves gens émus, en dehors de toute politique, de tant de détresse et de tant de vaillance. On a pu distribuer trente sous par jour ; et des familles de cinq, six personnes ont vécu là-dessus de pain et d'eau mais ne cédant pas!
(...)
En m'en allant, je flâne un peu. Je regarde le bel ordonnancement de l'usine, je calcule quelle source de richesse sont ces bâtiments, ces machines, cette puissante organisation du Capital.
Et je songe soudain à une visite que je fis, voici bien longlemps, au château de Vaux-Fouquet, à cette résidence royale d'un royal surintendant, et dont M. Sommier est aujourd'hui le possesseur. Je pense aux statues dans les charmilles, à la fraîcheur des sous-bois, aux ombrages merveilleux, à tout ce bien-être, à tout ce luxe, à ces jouissances de Mécène, relevant de ses ruines un pareil séjour.
Elles ont raison, ces pauvres filles il est impossible qu'on soit implacable ayant de telles satisfactions ici-bas. Dehors, les déléguées me rejoignent.
Nous venons de faire la dernière démarche auprès du patron. Même partager la différence, les deux sous, nous donner 55 centimes, il ne veut rien entendre. Une sanglote
– Qu'avez-vous?
– Il a été de glace. il nous a parlé si durement! Et quelle raison à ce refus ?
– M. Sommier a dit comme ça qu'il ne peut pas, que ses moyens ne le lui permettent pas.
Sur l'indigence de votre maître, pleurez, nymphes de Vaux. Elle fait en pleurer bien d'autres, cette indigence qui rogne les salaires et loge en des palais, qui fait que tant de jeunes enfants, de vieilles mères, de femmes épuisées, dépérissent lentement en l'un de nos faubourgs.

En marche ! / Séverine, 1896





JL, pour Jules Lebaudy. 72, rue Olivier de Serres, XVe ardt.


Une note personnelle pour conclure. Alors qu'entrer dans un hall ou une cour d'immeuble pour y prendre des photographies suscite souvent la méfiance, voire l'irritation des habitants et surtout des gardiens, les locataires actuels de ces logements ont semblés ravis de mon intérêt et m'ont même invité à entrer. Il semble que l'attention portée à la conception de ces immeubles et à leur décoration, ainsi que leur excellente qualité, donnent toujours à leurs locataires l'amour et la fierté du "chez soi" voulus par Mme Lebaudy, Eugène Hatton et l'architecte Auguste Labussière.


Bien que réalisé en 1931, longtemps après la mort d'Amicie Lebaudy, cette réalisation du Groupe des Maisons ouvrières lui rend encore hommage, ainsi qu'à Eugène Hatton. Le portrait médaillon d'Horace Daillion est lui aussi présent. 25, rue Gasssendi, XIVe ardt. 




Mme Jules Lebaudy, réactionnaire attardée ou visionnaire prophétique / Bernard Marrey, 1985, in Paris villages, n° 6

Madame Jules Lebaudy et la fondation "Groupe des Maisons ouvrières" / Elisabeth Lemaire, 2000, in Bulletin de la Société historique et archéologique du XVe arrondissement de Paris, n° 16

L'apprentissage du "chez soi" : le Groupe des Maisons Ouvrières, Paris, avenue Daumesnil, 1908 / Monique Eleb. Éd. Parenthèses, 1994


L'invention de l'habitation moderne : Paris 1880-1914 / Monique Eleb, Anne Debarre. Hazan, 1995

Un pionnier de l'habitat social : Auguste Labussière, 1863-1956, ingénieur architecte / Arnaud Berthonnet, in Centralien, n° 575, janvier 2007

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