samedi 22 janvier 2011

J'écoute

37, rue du Cherche Midi, VIe ardt. Bureau central téléphonique "Littré", 1913

Mais qu'est-ce que le bureau téléphonique ?

Le bureau téléphonique est la salle où sont centralisés tous les fils d'une même ville et où les employés font communiquer entre eux tous les abonnés.
Appel du bureau. Chaque abonné étant relié au bureau central, par une ligne spéciale, doit, lorsqu'il veut communiquer avec un des autres abonnés, décrocher le récepteur suspendu au crochet mobile pour appeler le bureau central. Porter aussitôt à l'oreille et attendre la réponse de la téléphoniste qui signale sa présence en disant «J'écoute».
L'abonné demande alors à être mis en communication avec tel autre abonné, dont il donne le numéro d'appel ; exemple : Gutenberg 64-96 pour Pigier, 19, boulevard Poissonnière.
Le récepteur doit être maintenu à l'oreille jusqu'à ce que l'abonné ait signalé sa présence ou que la téléphoniste ait donné l'avis : N° pas libre; ne répond pas, etc.

Quiconque n'est jamais entré dans un grand bureau téléphonique s'imaginerait volontiers qu'il y doit régner une épouvantable cacophonie et que des : " Allo ! allo! " continuels y doivent alterner sans interruption avec d'infernales sonneries. Eh bien ! il n' en est rien. Point de sonneries, tout au plus un petit grésillement à l'oreille de l'employée, que coiffe une bande de métal garnie de deux récepteurs... et, quant aux cris, les demoiselles du téléphone savent fort bien que mieux vaut, pour être entendue, parler bas en articulant nettement que de crier à tue tête dans l'appareil, comme le font tant de personne inexpérimentées. Les demoiselles du téléphone, ainsi que le montre notre gravure, sont assises en face d'un immense tableau, et chacune d'elles a mission de servir une centaine d'abonnés. Elles travaillent une moyenne de sept heures par jour, mais la tension d'esprit qui résulte de leurs fonctions et la rapidité avec laquelle elles sont quelquefois obligées d'opérer déterminent chez elles un état nerveux qui ne permettrait pas d'augmenter leur temps de présence à l'appareil sans nuire à leur santé déjà bien ébranlée par ce dur service. Il faut noter d'ailleurs, que la sollicitude de l'administration ne leur fait pas défaut. Une doctoresse est à leur disposition. En cas de maladie elles touchent la moitié de leurs appointements ; elles ont, par an un mois de vacances payé ; droit à la demi-place en chemin de fer ; et M. Bérard leur accorde assez facilement de petits congés réconfortants. Leurs émoluments sont de 1,000 francs au début, avec en sus, à Paris, 250 francs par an de frais de séjour et une légère indemnité de repas. Tous les deux ans environ, on les augmente de 200 francs, et elles arrivent ainsi au maximum, qui est de 1,800 francs. Vous voyez que ce n' est point là une profession qui permettra jamais à celles qui l'exercent "d'acheter un château sur leurs économies".

Abordons maintenant, s'il vous plaît, un chapitre assez délicat : celui des sentiments de l'abonné pour la demoiselle du téléphone. J' ai entendu déclarer, par un abonné grincheux, que ces petites fonctionnaires avaient été suscitées par la Providence pour mettre à l' épreuve notre patience. Il est certain que rien n'est plus exaspérant que de se morfondre devant un appareil sans pouvoir obtenir la communication demandée. Mais les demoiselles du téléphone ne sont pas toujours responsables du retard qui nous irrite. A certaine heures et dans certains quartiers, la besogne les écrase ; les demandes de communications arrivent de tous côtés à la fois et se succèdent, ininterrompues ; et puis, il faut bien le dire, la responsabilité des lenteurs incombe, en réalité, le plus souvent à l'administration dont les installations ne sont pas toujours en rapport avec les exigences modernes. Beaucoup d'abonnés, d'ailleurs, savent cela, et les demoiselles du téléphone se plaisent, en général, à reconnaître l'urbanité du plus grand nombre. Si des mots durs, des injures même, leur sont adressées quelquefois, elles les doivent uniquement aux clients de passage, aux anonymes, voire même aux désœuvrés et aux mauvais plaisants qui téléphonent dans les cafés ou dans les endroits publics. En bonne conscience, elles auraient grand tort de s'en chagriner. Les gens bien élevés, au demeurant, si pressés qu'ils soient, ne peuvent oublier que les demoiselles du téléphone sont des femmes, de vaillantes jeunes filles, de familles honorables, qui travaillent pour gagner péniblement leur vie ; et, conséquemment, - même quand elles tardent à leur donner la communication - ils se garderaient bien de leur manquer de respect.

Dans un prochain numéro nous présenterons à notre public les dames du télégraphe qui sont non moins intéressantes et non moins méritantes que leurs camarades du téléphone.


37, rue du Cherche Midi, VIe ardt. Les écouteurs.
Un matin, Saint-Loup m’avoua, qu’il avait écrit à ma grand’mère pour lui donner de mes nouvelles et lui suggérer l’idée, puisque un service téléphonique fonctionnait entre Doncières et Paris, de causer avec moi. Bref, le même jour, elle devait me faire appeler à l’appareil et il me conseilla d’être vers quatre heures moins un quart à la poste. Le téléphone n’était pas encore à cette époque d’un usage aussi courant qu’aujourd’hui. Et pourtant l’habitude met si peu de temps à dépouiller de leur mystère les forces sacrées avec lesquelles nous sommes en contact que, n’ayant pas eu ma communication immédiatement, la seule pensée que j’eus ce fut que c’était bien long, bien incommode, et presque l’intention d’adresser une plainte. Comme nous tous maintenant, je ne trouvais pas assez rapide à mon gré, dans ses brusques changements, l’admirable féerie à laquelle quelques instants suffisent pour qu’apparaisse près de nous, invisible mais présent, l’être à qui nous voulions parler, et qui restant à sa table, dans la ville qu’il habite (pour ma grand’mère c’était Paris), sous un ciel différent du nôtre, par un temps qui n’est pas forcément le même, au milieu de circonstances et de préoccupations que nous ignorons et que cet être va nous dire, se trouve tout à coup transporté à des centaines de lieues (lui et toute l’ambiance où il reste plongé) près de notre oreille, au moment où notre caprice l’a ordonné. Et nous sommes comme le personnage du conte à qui une magicienne, sur le souhait qu’il en exprime, fait apparaître dans une clarté surnaturelle sa grand’mère ou sa fiancée, en train de feuilleter un livre, de verser des larmes, de cueillir des fleurs, tout près du spectateur et pourtant très loin, à l’endroit même où elle se trouve réellement. Nous n’avons, pour que ce miracle s’accomplisse, qu’à approcher nos lèvres de la planchette magique et à appeler – quelquefois un peu trop longtemps, je le veux bien – les Vierges Vigilantes dont nous entendons chaque jour la voix sans jamais connaître le visage, et qui sont nos Anges gardiens dans les ténèbres vertigineuses dont elles surveillent jalousement les portes ; les Toutes-Puissantes par qui les absents surgissent à notre côté, sans qu’il soit permis de les apercevoir : les Danaïdes de l’invisible qui sans cesse vident, remplissent, se transmettent les urnes des sons ; les ironiques Furies qui, au moment que nous murmurions une confidence à une amie, avec l’espoir que personne ne nous entendait, nous crient cruellement : « J’écoute » ; les servantes toujours irritées du Mystère, les ombrageuses prêtresses de l’Invisible, les Demoiselles du téléphone !

Marcel Proust, Le côté de Guermantes, Paris, 1921

Les demoiselles du téléphone sur Wikipedia
JULLIARD, Virginie. Une "femme machine au travail", la demoiselle du téléphone". Quademi. 2004. n° 56

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